09/09/2025 journal-neo.su  7min #289892

 Défilé de la Victoire en Chine à l'occasion du 80e anniversaire : l'histoire en tant que diplomatie

Le défilé du 80e anniversaire de la Seconde Guerre mondiale à Pékin : un monde post-occidental en scène

 Ricardo Martins,

Le défilé du 80e anniversaire de la victoire fut plus qu'une commémoration : une déclaration de Xi Jinping qu'un ordre post-occidental est désormais en place, avec la Chine au centre et l'Occident en marge.

Le 3 septembre 2025, la place Tiananmen s'est à nouveau transformée en scène de spectacle, de mémoire et de démonstration de puissance. Officiellement, la cérémonie marquait le 80ᵉ anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale, la défaite du Japon et le sacrifice de la Chine dans une guerre qui coûta la vie à plus de 14 millions de ses citoyens.

Mais derrière les bannières rouges de la « victoire », le message était plus profond : la Chine s'affirme dans une ère post-occidentale, où Pékin refuse de n'être qu'un acteur secondaire d'un système conçu et dirigé par d'autres. Désormais, toute discussion sur l'avenir de l'humanité doit se faire sur un pied d'égalité.

Une célébration avec des invités mondiaux

Plus de trente chefs d'État et dirigeants d'organisations internationales ont assisté au défilé militaire. On notait la présence de Vladimir Poutine, de Kim Jong-un, rejoints par des dirigeants d'Asie centrale, d'Afrique et d'Amérique latine. Leur participation confirmait la prétention de Pékin à être la voix du Sud global, en contraste avec l'absence remarquée des dirigeants des États-Unis, d'Europe, du Japon, de Corée du Sud et d'Australie. Toutefois, pour l'Europe, la Serbie et la Slovaquie étaient présentes.

Pour la Chine, il ne s'agissait pas simplement de célébrer la victoire de 1945. C'était une réécriture délibérée de l'histoire, réaffirmant le rôle central des sacrifices chinois, souvent marginalisés dans les récits occidentaux, et plaçant la République populaire comme victorieuse du passé et architecte de l'avenir.

Théâtre de puissance : la vitrine militaire de Tiananmen

Le cœur du défilé ne résidait pas dans les discours, mais dans les armes. L'Armée populaire de libération (APL) a dévoilé ses capacités les plus avancées, offrant un rare aperçu de son arsenal nucléaire, conventionnel et de ses technologies émergentes - lasers, IA et drones.

  • Puissance aérienne : le missile aéroporté à longue portée Jinglei-1, signalant des progrès dans l'aviation stratégique.
  • Puissance maritime : le missile balistique mer-sol Julang-3, garant d'une crédible capacité de seconde frappe.
  • Puissance terrestre : les variantes de la série Dongfeng - DF-31, DF-61 - témoignaient d'une modernisation rapide du corps des missiles.
  • Apogée de la démonstration : le DF-5C, missile d'une portée estimée à 20 000 km, équipé d'ogives multiples, défilait sur d'immenses lanceurs, symbole de l'accession de Pékin au rang de puissance nucléaire comparable à Washington et Moscou.

Selon le Bulletin of the Atomic Scientists, la Chine possède désormais environ 600 ogives nucléaires, chiffre que le Pentagone prévoit d'élever à 1 000 d'ici 2030 et 1 500 d'ici 2035. Comme l'a souligné Sam Roggeveen dans Foreign Policy, le défilé montre que la Chine n'est plus dans une logique de rattrapage : elle innove en technologie militaire, y compris dans l'IA, modifiant l'équilibre régional longtemps favorable aux États-Unis et à leurs alliés.

Le message de Xi Jinping : un monde post-occidental

Le discours de Xi Jinping ne laissait aucune ambiguïté. Affichant que « la renaissance de la nation chinoise est irrésistible », il a présenté l'instant comme un choix pour l'humanité : entre paix et guerre, dialogue et confrontation, bénéfices mutuels et compétition à somme nulle. La Chine, affirma-t-il, « se tient fermement du bon côté de l'histoire ».

Ce n'était pas qu'un élan patriotique. Le discours constituait un signal direct à Washington et une invitation calculée au Sud global : s'aligner sur Pékin, porteur de stabilité, de développement partagé et de respect de la souveraineté, face à une Amérique unilatérale, erratique, marquée par les guerres et les sanctions.

En associant commémoration historique et démonstration militaire high-tech, Xi a relié la légitimité historique de la Chine à sa capacité contemporaine. Le message est limpide : la Chine est passée du statut de victime à celui de vainqueur, puis de puissance régionale à façonnière d'un ordre mondial.

Réception en Occident et dans l'Asie-Pacifique

Dans les capitales occidentales, les réactions furent froides, parfois inquiètes. À Washington, les analystes y ont vu un rappel : les guerres commerciales peuvent se gérer, mais la coercition militaire est une autre réalité. Le Pentagone a souligné le risque croissant d'un monde nucléaire tripolaire - Chine, Russie, États-Unis - affaiblissant la domination stratégique américaine.

En Europe, l'attitude resta ambivalente. Sans aller à la confrontation, le défilé a alimenté les débats sur la marginalisation stratégique du continent. L'Union européenne, réduite à son « pouvoir normatif », voit son autorité morale entamée par sa complicité dans un génocide, comme celui de Gaza. Sa puissance douce s'est, selon les critiques, « évaporée », laissant l'Europe coincée entre un allié américain imprévisible et une Chine assertive.

À Tokyo et Séoul, l'absence de participation était intentionnelle. Liés à l'architecture sécuritaire américaine, les deux pays ont vu dans le trio Xi-Poutine-Kim une alerte : tout futur conflit en Asie sera multidimensionnel, de Taïwan à la péninsule coréenne.

À Canberra, le défilé a conforté l'idée d'une Chine à la fois partenaire et rivale systémique, accentuant le débat sur la dépendance australienne à la protection américaine dans un Indo-Pacifique de plus en plus contesté.

Leçons géopolitiques

Je dégage cinq enseignements principaux du théâtre de Tiananmen :

  1. La Chine comme leader constructif : Xi s'est posé en homme d'État plaidant pour la paix, face au style chaotique, sans diplomatie et transactionnel de Donald Trump. Pour le Sud global, l'image avantage Pékin.
  2. Alliances multipolaires : la présence de la Russie, de la Corée du Nord, de l'Iran et de 23 autres chefs d'État et de gouvernement a montré que la Chine n'est pas isolée mais au centre d'un réseau de pays prêts à défier Washington.
  3. Souveraineté stratégique : des États comme l'Inde, l'Iran et la Russie signalent qu'ils n'obéiront plus aux diktats américains. L'Europe, à l'inverse, reste dépendante, incapable d'affirmer une autonomie réelle face à Trump et incapables de comprendre ou de composer avec lui qui divise le monde non en démocraties libérales et autocraties mais en États forts et faibles.
  4. Capacités militaires cadrées comme défensives : Pékin présente ses armes comme dissuasives, inscrites dans une logique de prévention et non d'agression.
  5. Fin de la Pax Americana : l'image de Xi, Poutine et Kim côte à côte rappelait Mao, Khrouchtchev et Kim Il-sung en 1959. Elle signifiait que l'ère de la suprématie américaine incontestée en Asie est close. Deux jours plus tôt, au sommet de l'Organisation pour la Coopération de Shanghai, c'étaient Xi, Poutine et Modi qui affichaient sourires et complicité.

Le dilemme européen

Pour l'Europe, le message est particulièrement inconfortable. L'UE reste bloquée dans une posture d'équilibriste entre Pékin et Washington. Sa stratégie fondée sur la régulation ne compense pas son déclin compétitif, et sans capital moral, elle ne peut exercer de véritable soft power. Son inaction à Gaza, tout en fournissant armes et renseignement à Israël, a sapé sa crédibilité en tant qu'acteur normatif.

Le choix est clair : s'accrocher à un allié américain de plus en plus unilatéral et erratique ou se redéfinir dans un monde multipolaire où la Chine fixe l'agenda. Jusqu'ici, c'est l'immobilisme qui prévaut.

Conclusion : un monde post-occidental en pratique

Le défilé du 80e anniversaire ne fut pas qu'une démonstration militaire. C'était la proclamation qu'un monde post-occidental est désormais en place : une Chine qui se présente comme défenseur de la paix, championne de la souveraineté et pivot de nouvelles alliances.

La leçon adressée à l'Occident est claire : Pékin ne cherche pas à détruire l'ordre existant mais à le supplanter par des alternatives reflétant les intérêts non occidentaux et renforçant sa propre centralité. Reste à savoir si Washington, Bruxelles et Tokyo prendront acte de ce basculement ou s'ils accepteront de devenir spectateurs d'une pièce dont le scénario s'écrit déjà en mandarin.

Ricardo Martins - Docteur en sociologie, spécialiste des politiques européennes et internationales ainsi que de la géopolitique

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